CHAPITRE DEUX
« C’est Sa Grâce, madame », fit doucement le lieutenant Kaminski. Michelle se leva, abandonnant sa position accroupie près de l’assistant infirmier qui soignait un Manfredi inconscient.
« Je vais la prendre là-bas, Albert », répondit-elle en gagnant vivement le poste de l’officier de communications. Elle se pencha par-dessus son épaule, regarda l’objectif bien en face et découvrit Honor Harrington sur l’écran.
« Quelle est la gravité de ta situation, Mike ?
— Bonne question. » Michelle parvint à esquisser une parodie de sourire. « Le capitaine Mikhailov et son second sont morts, et les choses sont un peu… confuses ici, pour l’instant. Nos rails et nos capsules sont toujours intacts, et notre contrôle de tir paraît en bon état, mais nos défenses actives et notre armement à énergie ont beaucoup souffert. Toutefois c’est l’anneau d’impulsion de poupe qui est le plus mal en point. Complètement HS.
— Pouvez-vous le réparer ? pressa Honor.
— On y travaille. La bonne nouvelle, c’est que les dégâts ont l’air de se limiter aux câbles de contrôle ; les noyaux eux-mêmes paraissent intacts, y compris les alpha. La mauvaise, c’est que la structure a beaucoup souffert en poupe, et nous allons avoir un mal de chien rien qu’à localiser le point de rupture des câbles.
— Tu penses être capable de quitter le système ? » La voix d’Honor s’était soudain faite plus douce tandis qu’elle posait l’unique question qui comptait vraiment. Michelle regarda sa meilleure amie dans les yeux l’espace de trois battements de cœur, puis elle haussa les épaules.
« Je ne sais pas, admit-elle. Franchement, ça se présente mal, mais je ne suis pas encore prête à faire une croix sur mon vaisseau. Et puis… (elle parvint de nouveau à sourire) nous ne pouvons pas vraiment l’abandonner.
— Comment ça ? interrogea vivement son interlocutrice.
— Les deux hangars d’appontement sont hors service. Le bosco pense pouvoir dégager le hangar de poupe, mais il lui faudra au moins une demi-heure. Sans ça… » Michelle haussa les épaules, se demandant si elle avait l’air aussi accablée qu’Honor. L’expression de cette dernière n’eût rien révélé à la plupart des gens mais son amie la connaissait trop bien.
Elles se regardèrent durant plusieurs secondes encore, aussi peu désireuses l’une et l’autre de dire ce qu’elles savaient toutes les deux : en l’absence d’au moins un hangar d’appontement fonctionnel, aucun bâtiment léger ne pouvait s’arrimer à l’Ajax pour en évacuer le personnel, et le croiseur de combat n’emportait de capsules de survie que pour un peu plus de la moitié de son équipage. Inutile d’en prévoir davantage, puisque la moitié seulement des postes de combat se trouvaient assez près de la coque pour qu’une capsule de survie soit utile.
Et le pont d’état-major ne comptait pas parmi ces postes-là.
« Mike, je… »
La voix d’Honor tremblait un peu. Michelle secoua aussitôt la tête.
« Ne dis rien, fit-elle avec douceur. Si nous récupérons nos bandes gravitiques, nous pourrons sûrement jouer à cache-cache avec n’importe quel vaisseau assez lourd pour nous détruire. Sinon, nous ne quitterons pas le système. C’est aussi simple que ça, Honor. Et tu sais aussi bien que moi que tu ne peux pas retenir le reste de la force d’intervention pour nous couvrir. Pas alors que Contact-Trois continue d’approcher. Le seul fait de rester dans le coin une demi-heure, le temps que nous tentions d’effectuer des réparations, te mettrait à leur portée, or ta défense antimissile ne vaut plus rien. »
Elle lut dans ses yeux que son amie aurait voulu argumenter, protester, trouver le moyen de la faire mentir. C’était toutefois impossible.
« Tu as raison, fit doucement Honor. Je le regrette, mais tu as raison.
— Je sais. » Les lèvres de Michelle frémirent à nouveau. « Au moins, nous sommes en meilleur état que le Nécromancien, ajouta-t-elle, bien que ses hangars d’appontement soient intacts, je crois.
— Oui, il y a cette petite différence-là. Rafe coordonne en ce moment l’évacuation de son personnel.
— Tant mieux, fit Michelle.
— Mets le cap au nord, lui ordonna Honor. Je vais laisser chuter notre accélération pendant un quart d’heure. » Michelle ouvrit la bouche pour protester, mais son interlocutrice secoua aussitôt la tête. « Rien que quinze minutes, Mike. Si nous repassons sous accélération maximale à ce stade en maintenant notre cap, nous échapperons quand même à Contact-Trois : nous serons au pire à quatre-vingt mille kilomètres hors de sa portée.
— C’est trop risqué, Honor !
— Non, amiral Henke. Et pas uniquement parce que l’Ajax est ton vaisseau. Il y a sept cent cinquante autres hommes et femmes à son bord. »
Michelle s’apprêta encore à protester puis s’interrompit, prit une inspiration sèche et hocha la tête. Elle n’aimait toujours pas cela, soupçonnait toujours l’amitié d’Honor pour elle d’affecter son jugement. Toutefois, il était aussi possible que cette même amitié affectât son jugement à elle, et la duchesse Harrington avait raison au sujet du nombre des gens qui risquaient leur vie à bord de l’Ajax.
« Quand ils verront notre accélération chuter, ils concluront logiquement que l’Imperator a subi des avaries d’impulsion de nature à ralentir le reste de la force d’intervention, poursuivit Honor. Contact-Trois devrait continuer de nous poursuivre sur cette base. Si tu arrives à remettre l’anneau de poupe en fonction d’ici quarante-cinq minutes à une heure, tu devrais encore être capable de rester à l’écart de Contact-Deux ; quant à Contact-Un, il n’en reste guère plus que des épaves à ce stade. Mais si tu n’y arrives pas…
— Si nous ne le remettons pas en service, nous ne pouvons pas repasser en hyper, de toute façon, trancha Michelle. Je crois que c’est le mieux que nous puissions faire. Merci. »
Honor tordit les lèvres sur l’écran de com mais se contenta d’acquiescer.
« Transmets mon affection à Élisabeth, au cas où, ajouta l’amiral Henke.
— Fais-le toi-même, répliqua son amie.
— Bien sûr, je n’y manquerai pas. » Puis, plus bas : « Prends soin de toi, Honor.
— Dieu te garde, Mike, fit la duchesse sur le même ton. Terminé. »
« Madame, c’est le capitaine Horn », fit le lieutenant Kaminski.
Le capitaine Manfredi ayant été porté à l’infirmerie, l’officier des communications en assumait les fonctions de chef d’état-major. Ce n’était pas, et de loin, le plus gradé des officiers encore debout mais c’était celui dont les devoirs lui laissaient le plus de temps libre dans les circonstances présentes… et, de toute façon, Michelle ne disposait plus d’une escadre ayant vraiment besoin d’un chef d’état-major.
« Merci, Al », répondit-elle en se tournant vivement vers son écran de com, sur lequel se matérialisait un visage.
Le capitaine de frégate Alexandra Horn était une femme brune trapue, aux cheveux courts et aux yeux gris. Elle avait été commandant en second du HMS Ajax jusqu’à la mort de Diego Mikhailov et de tous les officiers et matelots présents sur sa passerelle. À présent, elle en était le commandant et, derrière elle, Michelle voyait l’équipe de commandement de secours travailler avec frénésie au sein du contrôle auxiliaire du croiseur de combat, diamétralement opposé au pont de commandement normal.
« Oui, Alex ?
— Amiral, dit Horn d’une voix rauque, le visage marqué par la tension et la fatigue, je pense qu’il est temps d’évacuer quiconque a accès à une capsule de survie. »
Michelle sentit son propre visage se changer en un masque mais parvint à conserver un ton de conversation presque normal.
« Les dégâts sont si importants que ça ?
— Peut-être encore pires, madame. » Horn se frotta un instant les yeux puis regarda de nouveau sa supérieure. « Il y a trop de décombres qui nous barrent la route. Dieu seul sait comment les quatre rails sont encore debout, parce qu’on a au moins quatre brèches qui pénètrent jusqu’au compartiment des missiles. Peut-être six. Le capitaine Tigh n’est même pas encore capable de nous dire où les câbles de contrôle sont sectionnés, encore moins dans combien de temps il pourrait remettre l’anneau de poupe en service. »
Eh bien, voilà qui semble être une réponse assez claire au grand débat sur la fragilité, hein, Mike ? fit une petite voix dans la tête de l’amiral. Vu les circonstances, je ne comprends pas bien pourquoi on n’a pas sombré en même temps que le Patrocle et le Priam. Comment disait Honor, déjà ? « Des coquilles d’œuf armées de masses », c’est ça ? Bien sûr, elle parlait de BAL, à l’époque, pas de croiseurs de combat, mais néanmoins…
Elle fixa son interlocutrice plusieurs secondes tandis que son esprit dévalait les enchaînements logiques que Horn avait déjà dû explorer. Le capitaine de corvette William Tigh était le chef mécanicien de l’Ajax. Son équipe de contrôle des avaries et lui s’étaient frayé un chemin en écartant, martelant et tranchant les décombres à l’arrière du vaisseau afin de dénicher les dégâts responsables de l’arrêt des noyaux alpha. Michelle ne pouvait se dire très surprise de ce que Horn venait de lui apprendre mais cela ne rendait pas la nouvelle particulièrement bienvenue.
Elle ne pouvait non plus manquer de comprendre ce que pensait alors sa subordonnée. Laisser l’Ajax tomber entre des mains havriennes était hors de question. Havre s’était emparée de bien des armes et appareils électroniques manticoriens au tout début de la guerre, mais les systèmes qui équipaient aujourd’hui l’Ajax et ses pareils étaient considérablement plus perfectionnés et l’Alliance avait déjà eu la preuve cuisante de la vitesse avec laquelle la République mettait à profit ses captures. La Flotte avait adopté les meilleurs garde-fous à sa disposition pour que très peu de cette technologie soit récupérable en cas de perte du vaisseau, et presque tous ses circuits moléculaires pouvaient être effacés par les codes appropriés, mais aucun système n’était parfait. Si Tigh ne parvenait pas à remettre l’anneau de poupe en service, il n’y aurait qu’un seul moyen d’empêcher les Havriens de s’approprier l’Ajax et tout ce qui se trouvait à bord.
« Dans quel état est le hangar d’appontement de poupe ? demanda Michelle au bout de quelques instants.
— Le maître de manœuvre travaille toujours à dégager les décombres, madame. Pour le moment, ça a l’air d’un travail de forçat. Au mieux. »
L’amiral hocha la tête. Le maître de manœuvre de l’Ajax, son sous-officier le plus gradé, était le major Alice MaGuire. Pour le moment, ses équipes travaillaient avec une discipline sans faille à remettre au moins un des hangars d’appontement en service. À moins qu’elles n’y parvinssent, aucun individu non muni d’une capsule de survie en état de marche ne quitterait le vaisseau.
Techniquement, la décision n’appartenait pas à Michelle Henke. Le capitaine Horn commandait l’Ajax : ce qui arrivait au vaisseau et à son équipage relevait de sa responsabilité, non de celle de l’amiral qui se trouvait par hasard à bord. Michelle ne songea d’ailleurs pas un instant que Horn cherchât à se faire soulager du poids de cette décision. Toutefois, cela ne signifiait pas qu’elle dédaignerait tout conseil qu’on voudrait bien lui prodiguer.
« En supposant que vous larguiez les capsules de survie, aurez-vous encore assez de personnel pour combattre ? s’enquit calmement l’amiral.
— J’ai peur que la réponse à cette question ne soit oui, madame, dit amèrement Horn. Nous perdrions la plupart de nos équipes de servants d’armes à énergie et de grappes de défense active, mais aucun de nos affûts restants n’est en contrôle local pour le moment, de toute façon. Et, bien entendu, nos rails ne seront pas affectés du tout. Compte tenu de ces limites, nous aurons plus qu’assez de monde pour combattre. »
Michelle acquiesça à nouveau. Les servants étaient surtout là pour prendre le contrôle des armes si elles se trouvaient coupées du contrôle centralisé de l’officier tactique en poste sur la passerelle. La probabilité qu’ils pussent faire œuvre utile – en particulier contre la menace qui filait vers l’Ajax à presque deux fois l’accélération maximum du croiseur de combat endommagé, depuis que Contact-Deux avait cessé de poursuivre le reste de la force d’intervention – était minuscule. L’armement principal du vaisseau, ses capsules lance-missiles, était en revanche situé dans ses profondeurs. Les hommes et femmes qui les surveillaient se trouvaient bien trop loin de la coque pour qu’une capsule de survie les emporte vers la sécurité.
Conclusion, songea tristement Michelle, il était désormais trop tard pour sauver le vaisseau, même si Tigh parvenait à réparer l’anneau de poupe en service. Ils avaient perdu trop de terrain sur Contact-Deux. D’ici moins de vingt minutes, six supercuirassés allaient arriver à portée de MPM. Quand ce serait le cas, l’Ajax serait détruit, d’une manière ou d’une autre. Le seul moyen d’empêcher cela serait de se rendre à l’ennemi, donc d’offrir à Havre toutes ces inestimables données technologiques, tous ces exemples de systèmes modernes.
Je me demande si Horn a assez de sang-froid pour ordonner le sabordage. Pourrait-elle vraiment commander la destruction du vaisseau en sachant que plus de la moitié de l’équipage y resterait ?
Le fait qu’aucune commission d’enquête ou cour martiale de Manticore ne condamnerait une reddition honorable rendait plus infernal encore le dilemme d’Alexandra Horn. D’ailleurs, si elle ne se rendait pas, si elle détruisait son propre vaisseau avec tous ces hommes et femmes encore à bord, son nom serait sans le moindre doute vilipendé par nombre de gens qui ne se seraient pas trouvés sur place et n’auraient eu ni à prendre la même décision ni à donner le même ordre.
Mais elle ne sera pas obligée de faire ça, songea Michelle, presque calme. Si elle tente d’affronter une telle puissance de feu, les Havriens s’en chargeront pour elle.
« Si le vaisseau reste en état de combattre, commandant, je vous approuve sans réserve, dit-elle, solennelle. Compte tenu de la situation tactique, évacuer le plus de gens possible par capsule de survie est clairement la bonne décision.
— Merci, madame », répondit doucement Horn. C’était elle qui avait pris la décision en question mais la gratitude que lui inspirait l’approbation de son amiral était aussi évidente que profonde. Elle inspira profondément. « Si vous et votre état-major voulez bien à présent évacuer le pont d’état-major, madame, vous aurez le temps…
— Non, commandant », l’interrompit Michelle. Comme son interlocutrice ouvrait de grands yeux, elle secoua la tête. « Les capsules seront utilisées par le personnel qui leur est assigné ou qui en sera le plus proche au moment où sera lancé l’ordre d’évacuation », continua-t-elle sans frémir.
Un instant, elle crut que Horn allait discuter. Le commandant avait d’ailleurs le droit de leur ordonner, à elle et à son état-major, de quitter le vaisseau, et même d’employer la force à cet effet si nécessaire. Toutefois, lorsqu’elles se regardèrent dans les yeux, elles se comprirent. Si le vaisseau amiral de Michelle Henke devait être détruit avec des êtres humains à son bord, elle-même en ferait partie. Cela n’avait absolument aucun sens d’un point de vue logique mais c’était sans importance.
« Bien, madame, conclut Horn avant d’esquisser un sourire approximatif. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, amiral, j’ai des ordres à donner.
— Je vous en prie, commandant. Terminé. »
« Vous savez, madame, dit le capitaine Stackpole, on est plus ou moins fichus, c’est entendu, mais j’aimerais bien emmener quelques-uns d’entre eux avec nous. »
Son ton était remarquablement facétieux. Michelle se demanda s’il en avait conscience… s’il comprenait à quel point c’était ironique. Quoi qu’il en fût, elle était en partie d’accord avec lui. Contact-Deux avait cessé de poursuivre le reste de la force d’intervention lorsque rattraper l’Imperator et les vaisseaux qui l’accompagnaient était clairement apparu comme impossible. À ce moment-là, l’ensemble du groupe avait changé de direction afin de se lancer aux trousses de l’Ajax, avec un avantage d’accélération de presque 2,5 km/s2. Grâce aux avaries du vaisseau manticorien et au fait que Contact-Deux avait pu en couper la trajectoire après avoir abandonné sa mission d’origine, les Havriens s’étaient bâti un avantage de vitesse de plus de deux mille km/s. Avec de tels chiffres, la traque d’un vaisseau incapable de s’échapper même s’il franchissait l’hyperlimite avant d’être intercepté ne pourrait avoir qu’une seule issue.
La portée maximale des MPM havriens était à peine inférieure à soixante et un millions de kilomètres, et à peine plus de soixante-trois millions de kilomètres séparaient encore les deux antagonistes. Il n’y en avait plus pour longtemps, à présent, à moins que…
« Vous savez, fit Michelle, je me demande à quel point ils envisagent de se rapprocher avant d’appuyer sur la détente.
— Ils doivent savoir que les capsules de notre croiseur de combat sont chargées de Mark 16, remarqua Stackpole en la regardant par-dessus son épaule. Je ne crois pas qu’ils aient envie d’arriver à notre portée.
— À leur place, moi, je n’en aurais pas envie, en tout cas, acquiesça l’amiral. Toutefois, leurs données concernant les performances des Mark 16 doivent être un peu approximatives. » Elle agita la main. « Je sais qu’on les a déjà utilisés, mais la seule fois qu’ils en ont constaté la portée maximale en propulsion, c’est aujourd’hui, durant le plan de feu Gamma, lequel avait une composante balistique en plein milieu. Il est tout à fait possible que Contact-Deux n’ait pas encore pu effectuer une analyse tactique complète.
— Vous voulez dire qu’ils pourraient s’aventurer à notre portée, madame ? » Stackpole évoquait un officier de fraîche date faisant de son mieux pour ne pas afficher trop ouvertement ses doutes.
« Je pense que c’est possible, confirma Michelle avant de renifler. D’un autre côté, il est aussi tout à fait possible que je prenne mes désirs pour des réalités !
— Ma foi, madame, répondit le capitaine, ça m’ennuie de gâcher votre plaisir, mais je vois au moins une raison pour qu’ils agissent comme ils le font : si j’étais eux et si j’avais une bonne idée de notre portée de missiles maximale en propulsion, je ne me presserais pas. Je me rapprocherais le plus possible, tout en restant hors de notre enveloppe, avant de tirer. Bien sûr, si on les canarde de plus loin, avec une composante balistique dans le vol, ils riposteront sans doute très vite.
— Je sais », dit Michelle.
Elle eut un mince sourire puis inclina en arrière son fauteuil de commandement. C’était assez remarquable, pensa-t-elle : quoi que préparent les Havriens, elle allait mourir au cours de l’heure suivante, et elle se sentait pourtant étrangement calme. Elle ne s’était pas résignée à la mort, elle ne voulait pas mourir – et peut-être, tout au fond d’elle, quelque centre de survie refusait-il encore d’accepter cette issue, alors que son prosencéphale savait que cela allait arriver. Elle avait cependant les idées claires et éprouvait une sérénité douce-amère. Il y avait bon nombre de choses qu’elle aurait voulu faire et dont elle n’avait pas encore eu le temps de s’occuper, ce qui lui inspirait un profond regret. Elle ressentait en outre un regret encore plus intense, plus marqué, pour les hommes et les femmes emprisonnés avec elle à bord de l’Ajax. Toutefois, il s’agissait là d’une fin possible qu’elle avait acceptée le jour où elle était entrée à l’école, le jour où elle avait prêté son serment d’officier de la Flotte royale manticorienne. Elle ne pouvait prétendre avoir ignoré que cela pourrait arriver et, si elle devait mourir, elle ne pourrait le faire en meilleure compagnie que celle de l’équipage du HMS Ajax.
Elle songea aux officiers et matelots qui s’étaient échappés à bord des capsules de survie encore opérationnelles et se demanda ce qu’ils pensaient tandis qu’ils attendaient d’être secourus par l’ennemi. À une époque, la Flotte manticorienne n’aurait pas été si sûre que les vaisseaux havriens se soucieraient de recherches et de sauvetages après une bataille. Aujourd’hui, nonobstant l’attaque surprise par laquelle la République avait entamé cette guerre, nul n’avait jamais douté que le vainqueur de tout engagement ferait de son mieux pour secourir autant de survivants des deux camps que possible.
Donc on a quand même fait quelques progrès, se dit-elle, sardonique. Puis elle se secoua mentalement : à ce moment, elle ne devait éprouver que de la gratitude de savoir les gens évacués par le capitaine Horn bien partis pour survivre.
On a vraiment fait beaucoup de chemin depuis le poste de Basilic et la première bataille de Hancock, se dit-elle encore. En fait…
« John ! » Elle laissa son fauteuil retomber à la verticale, tout en le faisant pivoter vers l’officier tactique.
« Oui, madame ? » Le ton de Michelle poussa Stackpole à se tourner lui-même dans sa direction, les yeux étrécis.
« Ces gens-là viennent d’emprunter la tactique de Sa Grâce à Sidemore, exact ?
— On peut dire ça, acquiesça l’officier, de plus en plus perplexe.
— Eh bien, en ce cas, déclara Michelle avec un sourire aussi fin qu’une lame de rasoir, je pense qu’il est temps pour nous de lui emprunter sa tactique du poste de Hancock. Si nous creusions cette idée avec le capitaine Horn pendant quelques minutes, vous et moi ? » Son sourire s’affina encore. « Après tout, aucun de nous n’a vraiment mieux à faire, n’est-ce pas ? »
« Votre idée me plaît, milady, dit Alexandra Horn, grave, sur l’écran de com de Michelle.
— D’après nos calculs, il nous reste environ trois cents capsules sur les rails, ajouta son interlocutrice.
— Trois cent six, amiral, précisa le capitaine de frégate Dwayne Harrison, devenu l’officier tactique de l’Ajax à l’instant où Horn en devenait le commandant.
— Il faudrait donc à peine plus de quinze minutes pour les déployer.
— Oui, madame, acquiesça Horn. On se servirait des faisceaux tracteurs pour les garder collées à la coque jusqu’à ce qu’on soit prêts à les lâcher toutes au même moment ?
— Exactement. Et, si on adopte cette idée, on ferait mieux de s’y mettre très vite, dit Michelle.
— Je suis d’accord. » Le commandant fronça un instant le sourcil puis grimaça. « J’ai trop de pain sur la planche en ce moment, amiral. Je pense que le capitaine Stackpole et vous devriez régler ça avec Dwayne pendant que je supervise les équipes de réparations.
— Parfaitement, Alex. » Sa supérieure hocha fermement la tête, quoique sachant pertinemment que toutes les réparations du monde ne feraient pas grande différence. Le major MaGuire se battait toujours pour dégager un hangar d’appontement, mais sa dernière estimation était qu’il lui faudrait au moins une heure de travail – probablement un peu plus. Il était… improbable, pour le moins, que l’Ajax dispose d’autant de temps.
« Très bien, madame, acquiesça Horn. Terminé. » Le visage de Harrison remplaça le sien sur les écrans de com de Michelle et de Stackpole.
La sinistre poursuite atteignait son inévitable conclusion, songea Michelle. Son ventre était une masse de fer solidifié et elle se sentait étourdie. La peur était en grande partie responsable de cet état de fait, bien sûr – après tout, elle n’était pas folle. Pourtant, l’exaltation, l’impatience l’empoignaient avec presque autant de force.
Si c’est la toute dernière chose que je fais, au moins ce sera un coup d’éclat, songea-t-elle, tendue. Et on dirait que je vais vraiment avoir le temps de la mettre en place, finalement. À peine croyable.
Il n’était devenu que trop évident, durant les quarante-sept dernières minutes, que Stackpole ne s’était pas trompé sur les intentions du commandant havrien. Quarante-sept minutes : le temps écoulé depuis que Contact-Deux était arrivé assez près de l’Ajax pour lui décocher des missiles. Or l’ennemi ne semblait nullement pressé d’appuyer sur la détente.
Et avec raison, se dit Michelle. Les Havriens possédaient tous les avantages possibles – le nombre, le taux d’accélération, la puissance de feu, les tubes antimissile et les grappes laser, ainsi que la portée de missiles – et ils en jouaient sans pitié. Elle devait s’avouer un peu surprise qu’ils aient résisté à la tentation de tirer plus tôt, mais elle comprenait parfaitement leur logique. Comme l’avait deviné Stackpole, ils allaient se rapprocher jusqu’à se trouver juste en dehors de la portée maximale en propulsion des Mark 16, puis ils ouvriraient le feu sur l’Ajax. Ou bien lui ordonneraient de se rendre, puisque sa situation serait devenue désespérée. À n’importe quelle distance, la probabilité que des salves assez petites pour être lancées et contrôlées par un unique Agamemnon franchissent les défenses de Contact-Deux aurait été presque nulle, mais s’il fallait incorporer au moins une brève phase balistique dans le vol des missiles, elle diminuait encore. Par ailleurs, aussi bonnes que fussent ses défenses, l’Ajax n’était qu’un croiseur de combat et il se trouverait à trente millions de kilomètres au sein de la portée maximale de Contact-Deux. Les délais des communications à la vitesse de la lumière seraient bien plus faibles, ce qui améliorerait le contrôle de feu de l’ennemi et l’aiderait à compenser la GE supérieure de Manticore.
Bien sûr, il pourrait y avoir quelques légères difficultés cachées dans cette situation, non ? songea Michelle.
Elle fit une nouvelle fois pivoter son fauteuil vers Stackpole. Les épaules de l’officier tactique étaient crispées, son attention concentrée sur ses écrans, et elle lui sourit avec un regret doux-amer. Harrison et lui avaient exécuté son plan avec célérité et efficacité. À présent…
Le com de Michelle émit un bip discret qui la fit sursauter.
Avec une moue, elle appuya sur le bouton d’acceptation pour découvrir sur l’écran le visage d’Alexandra Horn, dont les yeux gris luisaient littéralement et qui lui adressait un large sourire.
« Le major MaGuire a dégagé le hangar de poupe, madame ! » annonça le commandant avant que sa supérieure pût ouvrir la bouche. Michelle se redressa d’un coup : le maître de manœuvre et ses équipes avaient certes héroïquement continué de travailler mais, depuis le temps, elle en était arrivée à la conclusion qu’ils ne pourraient en aucun cas réussir – comme tous les occupants de l’Ajax, elle en était sûre.
Ses yeux filèrent vers le compte à rebours qui clignotait dans l’angle de son répétiteur tactique puis ils se posèrent à nouveau sur Horn. « En ce cas, Alex, dit-elle, je suggère que vous commenciez immédiatement à évacuer nos gens. Je ne sais pas pourquoi mais je doute que l’ennemi nous ait à la bonne d’ici environ sept minutes. »
Nul à bord de l’Ajax n’avait eu besoin de l’observation de l’amiral.
La distance qui séparait désormais le croiseur de combat et ses redoutables adversaires n’était que de quarante-huit millions six cent mille kilomètres, ce qui le mettait largement au sein de l’enveloppe de combat havrienne. Il ne faisait aucun doute que les SCPC qui les suivaient avaient déjà déployé de multiples ensembles de capsules, reliées à leur coque en deçà de leurs bandes gravitiques, là où elles ne diminuaient pas l’accélération. Le commandant havrien devait surveiller de très près son répétiteur tactique, à l’affût du premier indice suggérant que l’Ajax changeait d’avis et tentait un lancer de missiles à longue portée. En ce cas, il mettrait sûrement ses propres capsules en action sans attendre ; sinon, il en arriverait sans doute tout de même là dix à douze minutes plus tard.
De petits appareils commençaient à quitter le hangar que le major MaGuire et ses subordonnés avaient réussi – Dieu savait comment – à réhabiliter. La mauvaise nouvelle était qu’il n’y en avait pas énormément de disponibles. La bonne qu’il restait à peine trois cents personnes à bord du croiseur de combat. Bien sûr, rejoindre le hangar d’appontement serait un peu plus long pour certaines que pour d’autres.
« Amiral, dit une voix dans le com de Michelle Henke, il est temps que vous partiez. »
C’était le commandant Horn. L’intéressée jeta un coup d’œil à l’écran et secoua la tête.
« Je ne pense pas, Alex, dit-elle. Je suis un peu occupée, pour l’instant.
— Conneries ! » Cette réponse succincte lui fit tourner à nouveau la tête, tandis que Horn secouait la sienne, l’air sévère. « Vous n’avez absolument plus rien à faire, amiral. C’est terminé. Alors virez votre cul de mon vaisseau – tout de suite !
— Je ne pense… commença à nouveau Michelle, avant d’être coupée net.
— C’est exact, madame : vous ne pensez pas. C’était votre idée, oui, mais vous ne disposez même pas d’un lien tactique avec les capsules depuis le pont d’état-major. Ça signifie que le reste nous regarde, Dwayne et moi, et vous le savez. Rester en arrière à ce stade n’est pas votre devoir, amiral. Et ça n’a rien à voir avec le courage ou la lâcheté. »
Michelle la fixa, brûlant de la contredire mais incapable de le faire – pas logiquement. Pas rationnellement. Son besoin de rester sur l’Ajax jusqu’à la fin n’avait vraiment rien à voir avec la logique ni la raison. Ses yeux se rivèrent dans ceux de la femme qui lui ordonnait de les abandonner, elle et son officier tactique, à une mort certaine. Le fait que nul n’avait cru au départ pouvoir s’échapper ne rendait que plus profond et plus tranchant son sentiment de culpabilité.
« Je ne peux pas, dit-elle à voix basse.
— Ne soyez pas idiote, madame, dit sèchement Horn, avant de se radoucir. Je sais ce que vous ressentez, mais n’y pensez plus. Je doute que Dwayne ou moi puissions atteindre le hangar à temps, de toute façon. Et cela ne change rien à ce que je viens de vous dire : votre devoir est de sortir si vous le pouvez et de prendre soin à ma place de mon équipage. »
Michelle avait de nouveau ouvert la bouche mais ces derniers mots la lui fermèrent brutalement. Elle regarda l’autre femme, les yeux brûlants, puis prit une profonde inspiration.
« Vous avez raison, chuchota-t-elle. J’aimerais que ce ne soit pas le cas, Alex.
— Moi aussi. » Horn parvint à sourire. « Malheureusement, ça l’est. Maintenant, partez : c’est un ordre, amiral !
— Bien, commandant. » Michelle lui adressa en retour un sourire forcé qu’elle savait visiblement tel. « Dieu vous bénisse, Alex.
— Vous aussi, madame. »
L’écran se vida. L’amiral se tourna vers ses officiers d’état-major et leurs assistants. « Vous avez entendu le commandant ! fit sa voix de contralto sèche et rauque. Filons ! »
Contact-Deux continuait de poursuivre le HMS Ajax. À une telle distance, la résolution des capteurs havriens était au mieux problématique en ce qui concernait des appareils aussi petits qu’une pinasse ou un canot, mais il n’en allait pas de même pour les capteurs passifs envoyés en avant-garde. Moins performants et dotés d’une endurance bien plus faible que leurs contreparties manticoriennes, ils tenaient cependant l’Ajax en observation rapprochée depuis une demi-heure. Ils en étaient assez près pour reconnaître les bandes gravitiques des petits appareils et avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas de capsules lance-missiles.
« Ils abandonnent, monsieur. »
L’amiral Pierre Redmont interrogea du regard son officier tactique.
« C’est confirmé, monsieur, déclara ce dernier.
— Flûte ! » L’amiral tordit les lèvres comme s’il avait mordu dans quelque chose d’aigre, bien qu’il ne pût se prétendre surpris. Compte tenu des circonstances, le plus étonnant était que les Mandes aient attendu si longtemps. À l’évidence, ils n’avaient pas l’intention de le laisser s’emparer de leur vaisseau intact. Ils évacuaient l’équipage avant de se saborder.
« On pourrait leur ordonner de rester à bord, monsieur », dit doucement l’officier tactique. Comme Redmont lui lançait un regard acéré, il haussa les épaules. « Ils sont très nettement à notre portée.
— En effet, capitaine, dit l’amiral, un peu irrité. Par ailleurs, ils ne nous tirent pas dessus. D’ailleurs, d’où ils sont, ils ne le peuvent pas – pas assez efficacement pour nous faire transpirer, en tout cas. Comment croyez-vous que réagirait l’amiral Giscard – ou, pire, l’amiral Theisman – si j’ouvrais le feu sur un vaisseau incapable de répondre, juste pour empêcher son équipage de l’abandonner ?
— Pas bien », répondit le capitaine de frégate au bout d’un moment. Il secoua la tête avec un sourire ironique. « Ce n’était pas une de mes meilleures suggestions, amiral.
— Non, en effet », acquiesça Redmont avec un bref sourire qui effaçait l’essentiel du reproche, puis il reporta son attention sur ses écrans.
Michelle Henke et son état-major remontaient vivement la coursive qui menait aux ascenseurs. Ce passage était déjà désert, ses écoutilles béantes. Le vaisseau était presque entièrement commandé à distance, tandis que ce qui restait de son équipage se ruait vers le hangar restauré. Une pointe d’angoisse transperça soudain l’amiral.
Oh, mon Dieu ! Et si les Havriens estiment que tout cela n’est qu’une ruse ? Qu’on aurait pu évacuer à tout moment mais qu’on ne l’a pas fait parce que…
Elle allait se retourner, la main tendue vers son communicateur personnel, mais il était trop tard.
Une alarme aiguë retentit.
L’officier tactique du vaisseau amiral redressa la tête, abasourdi, en reconnaissant la sonorité. C’était l’alarme de proximité, ce qui était ridicule ! Cette pensée passa en un éclair dans son cerveau mais c’était un professionnel expérimenté : son incrédulité instinctive ne l’empêcha pas de se tourner aussitôt vers ses capteurs actifs.
« Contact radar ! » s’exclama un de ses matelots, mais il était trop tard pour que l’avertissement fît une différence.
Les capsules lance-missiles manticoriennes de la dernière génération étaient extraordinairement furtives. Dans le cas d’un missile en propulsion, la portée de détection par radar actif était d’environ un million de kilomètres. Un missile n’était toutefois pas conçu pour être aussi discret que la capsule qui le portait, car tout projectile d’attaque était repéré et suivi par les capteurs passifs avec une aisance ridicule, grâce à la signature éclatante de ses bandes gravitiques. La furtivité ne lui servait donc pas à grand-chose.
Mais les capsules lance-missiles, c’était tout à fait autre chose. Surtout celles de la dernière génération extraplate, avec leurs réacteurs à fusion intégrés. Elles avaient été conçues pour la défense d’un système et le combat entre vaisseaux. Après tout, raisonnait ArmNav, il était plus judicieux de construire un seul modèle comprenant les options pour ces deux fonctions, tant qu’aucune n’était compromise. Cela simplifiait énormément la production et réduisait les coûts, ce qui n’était pas sans intérêt en une ère de combat par MPM.
Les équipes des radars havriennes s’étaient donc montrées très efficaces, du seul fait qu’elles avaient repéré les capsules déployées par le HMS Ajax en une salve massive. La taille de cette salve y avait concouru, certes, en dépit de la furtivité des capsules individuelles la composant, et elle se trouvait à neuf cent mille kilomètres quand les alarmes se déclenchèrent.
Malheureusement, Contact-Deux filait à plus de vingt-sept mille kilomètres par seconde et les vaisseaux qui le composaient suivaient le sillage de l’Ajax depuis bien plus d’une heure. Les capsules avaient continué de progresser à la vitesse que leur avait conférée le croiseur au lancement, si bien que les unités havriennes, qui accéléraient régulièrement, les rattrapaient à une vélocité relative de 19 838 km/s. À ce rythme, Contact-Deux disposait d’exactement 1,2 minute pour les détecter et réagir à leur présence avant qu’elles ne se retrouvent un demi-million de kilomètres derrière lui… et ne tirent.
Il y avait trois cent six capsules, chacune chargée de quatorze Mark 16, soit plus de quatre mille deux cents missiles, dont un quart de plateformes GE. Les trois mille deux cents têtes laser étaient bien plus légères que celles qui équipaient des missiles de vaisseaux de ligne. En fait, elles l’étaient trop pour poser un problème significatif à un bâtiment aussi lourdement blindé qu’un vaisseau du mur. Mais les SCPC de Contact-Deux étaient couverts par des croiseurs de combat, lesquels ne bénéficiaient pas de la même protection.
Les officiers tactiques havriens disposaient de quatre-vingt-quatre secondes pour comprendre ce qui arrivait. Quatre-vingt-quatre secondes pour voir leurs écrans s’animer sous l’effet de plusieurs milliers de missiles. Malgré leur surprise, ils parvinrent à appliquer leur doctrine défensive, mais ils ne disposaient tout bonnement pas d’assez de temps pour qu’elle fût efficace.
L’ouragan de projectiles déchira la formation havrienne. Michelle Henke avait bien recopié une page de la tactique d’Honor Harrington et Mark Sarnow au cours de la bataille de Hancock, et ses armes étaient bien plus performantes que celles dont Manticore disposait alors. Quoique les Mark 16 n’eussent pas vraiment été conçus pour servir de mines, leurs capteurs étaient supérieurs à ceux dont étaient équipées la plupart des vraies mines. De plus, l’amiral tirait parti des perfectionnements de plateformes de reconnaissance et liens de communication. Avec les capsules, l’Ajax avait déployé une demi-douzaine de bouées Hermès – des plateformes de communication équipées de récepteurs supraluminiques à impulsions gravitiques et de lasers de com ordinaires. Les plateformes Cavalier fantôme avaient observé les Havriens et fait leur rapport à l’Ajax presque en temps réel, permettant au vaisseau d’utiliser ses propres coms supraluminiques et les bouées Hermès pour envoyer des mises à jour permanentes à ses capsules lance-missiles en attente.
Le contrôle de feu sur un lien aussi bricolé, avec sa bande passante limitée et sa sélection de cibles improvisée, ne pouvait certes être précis mais il était assez bon pour assurer que chaque missile ait reçu la signature énergétique du croiseur de combat qu’il devait attaquer. La précision serait sans doute faible par rapport à un tir de missiles standard – les plateformes GE et les assistants de pénétration étaient bien moins efficaces sans mises à jour correctes à bord du vaisseau – mais la distance était par ailleurs extrêmement courte, ce qui ne laisserait pas à la défense le temps de réagir. Malgré toutes ses imperfections, l’efficacité de cette grosse salve fut bien plus grande que tout ce que Havre aurait pu attendre… Et pas un missile ne gâcha sa puissance de destruction contre un vaisseau du mur.
L’amiral Redmont poussa un juron sauvage quand la tempête de missiles sema la destruction sur son écran. Les ordinateurs de défense antimissile firent de leur mieux et, eu égard à la surprise de leurs maîtres humains et à la géométrie meurtrière de l’attaque, ce mieux se révéla étonnamment bon. Ce qui ne signifiait hélas ! pas qu’il le fut assez.
On n’avait pas le temps de lancer des antimissiles, et l’assaut, arrivant par l’arrière, minimisait le nombre de grappes laser susceptibles de défendre les cibles des Manticoriens. Plusieurs centaines de projectiles furent détruits, mais il y en avait des milliers, et leurs proies se convulsèrent de douleur quand les lasers percèrent leurs barrières latérales ou croisèrent le T de leurs impulseurs. Les coques volèrent en éclats, vomirent atmosphère et débris, et les fragiles humains qui leur servaient d’équipages brûlèrent comme de la paille dans une chaudière.
Deux des huit croiseurs de combat visés connurent une mort spectaculaire, disparaissant dans des boules de feu aveuglantes, avec tous les hommes et femmes à leur bord, quand de démoniaques lasers à détonateur les frappèrent sans répit. Les six autres survécurent mais quatre n’étaient alors plus guère que des épaves brisées, à l’impulseur détruit, qui avançaient sur leur élan tandis que leurs occupants survivants, choqués et étourdis, se frayaient un chemin parmi les décombres, cherchant frénétiquement d’autres rescapés.
L’amiral grimaça quand ses croiseurs de combat moururent, puis il pivota pour lancer à son officier tactique un regard brûlant.
« Ouvrez le feu ! » ordonna-t-il.